Nous vivons un temps bizarre, un temps féroce, un temps en concubinage avec la cruauté la plus sauvage; un temps qui tue, qui assassine, qui massacre au nom de la raison démocratique, au nom de la raison humaniste. Raison démocratique ethnocentrée, égocentrique, auto-décrétée humaniste ; raison débordante de mépris, délirante d’arrogance, exaltée, érigée en absolu du vrai et du bien ; raison fanatique, fanatisée et donc fatalement meurtrière ; raison qui nomme sans ambages tout pouvoir en dehors de la domination de Paris, de Washington et de Bruxelles, pouvoir despotique, pouvoir dictatorial, cancer radical à extirper.
Et malheur au pouvoir ainsi désigné: l’odeur de la mort mise en scène, théâtralisée, organisée, n’est pas loin. Le rituel ? La désinformation d’abord : le dit pouvoir est satanisé, injurié, sali, abaissé, rabaissé, bestialisé, maudit, désigné comme la figure absolue du Mal, la figure menaçante, la figure de ce qui nous menace, la figure qui menace « nos valeurs ». Accusé ; il est accusé de tous les maux du monde ; il est criminalisé, criminalisé à partir des faits traficotés ou tout simplement inventés, fabriqués ; il est criminalisé et condamné sans pourvoi ni appel, condamné à coups de fatwa démocratiques diffusées sur tous les écrans du monde, condamné à la peine capitale, condamné aux flammes de l’enfer.
Ensuite le rite sanglant. Un pied déjà dans le crime, on forge, on manufacture, on construit de toutes pièces le prétexte ; le crime dans le ventre, on allègue, on divulgue, on annonce la plaisanterie désormais coutumière : « Il faut protéger les populations civiles.» L’énonciation officielle de ces mots annonce le moment de la mise à mort, symbolique ou physique: le nommé dictateur peut désormais être traqué, frappé, pilonné, pilé, écrasé, broyé par les bombes de l’apocalypse. Nettoyé. Nettoyés, lui et les siens ; nettoyés, lui et ses partisans ; détruits, détruits, lui et son pays. Et cela sans aucun égard au droit normal, au droit international, aux lois qui fondent l’ordre humain. Et il n’y aura pas crime : puisque la qualification de dictateur met de facto, sans aucun palabre possible, hors humanité ; puisque l’abattage d’une proie sauvage, l’écrasement du Mal ne relève pas du crime ; puisqu’il est autorisé d’être cruel par amour de la démocratie. Voilà la raison, la rationalité, la terrible rationalité triomphante validée chaque jour par la vulgate médiatique et le discours politique dominants.
Une rationalité froide, glacée, porteuse de toutes les liquidations possibles; une rationalité qui affirme que la sauvagerie n’existe pas dès lors qu’elle est articulée au désir de faire le Bien démocratique ; une rationalité qui, tout en proclamant qu’un homme est un homme et un mort, un mort, justifie paradoxalement, légitime d’avance le meurtre, la mise à mort de l’homme par l’homme ; une rationalité qui légalise, toute scrupule écartée, la pratique du sang versé, le crime. Et le crime a été commis en Côte d’Ivoire ; et le crime est en train d’être commis en Lybie ; et le crime sera commis demain ailleurs.
Le crime, c’est-à-dire, non pas cette épopée magnanime de preux chevaliers en mission de démocratie crayonnée chaque jour sur l’écran de nos téléviseurs et dans les colonnes de nos journaux; non pas ce rite démocratique annoncé dans notre cyberespace comme un jeu innocent, anodin, non sanglant ; mais le crime dans sa vraie réalité, la réalité du sang versé, la réalité de la chair humaine estropiée, mutilée ; la réalité des corps agressés, détruits ; la réalité de la guerre, de la guerre avec ses atrocités, de la guerre avec ses milliers de vies, de femmes, d’enfants, d’hommes, de vieillards suppliciés, martyrisés, effacés ; effacés de la surface de la terre. Le crime : Abidjan bombardée, Adjamé bombardé, Cocody bombardé, Le Plateau bombardé, Yopougon bombardé, Port-Bouët bombardé, Dabou bombardé, Attoban bombardée… Des centaines, des milliers d’Ivoiriens massacrés. Massacrés froidement. Bombardés. Bombardés comme ceux de Guernica. Bombardés à mort comme les 1684 morts de Guernica. Carbonisés. Combien de Guernica à Abidjan ? Combien ? Combien de morts dévorés par le feu de l’armée de France ? Combien de drames personnels derrière chaque mort ? Et les enfants devenus orphelins ? Et les femmes devenues veuves ?Et les parents qui ont perdu leurs fils ? Et la mère ? Et la sœur ? Et le frère ?
Même barbarie en Libye. Tripoli, Brega, des civils libyens pulvérisés aussi. Monseigneur Giovanni Innocenzo Martinelli, vicaire apostolique de Tripoli : « Les bombes sont en train de devenir notre calvaire. Pour détruire Kadhafi, l’Otan tue des dizaines d’innocents… Je ne veux certes pas interférer avec l’action politique de quiconque mais il est de mon devoir d’affirmer que les bombardements sont immoraux. Je voudrais souligner que bombarder ne constitue pas un acte dicté par la conscience civile et morale de l’Occident ou plus généralement de l’humanité. Bombarder constitue un acte immoral…. S’il existe des violations des droits de l’homme quelque part, je ne peux pas utiliser la même méthode pour les faire cesser.»
Paradoxe, étrange paradoxe en effet : on se dit « protecteurs unifiés » et on se ligue, on se comporte en destructeurs associés, en destructeurs tous azimuts. On se dit champions de la protection des populations civiles et on bombarde, on écrase : on bombarde Abidjan, on bombarde Tripoli ; on bombarde comme Mussolini bombardant l’Ethiopie en l’an 35. Oui, bien avant Guernica, la Loi de la de la pureté du sang, la Loi de la purification du sang, le fascisme, bombarde l’Ethiopie. 350 tonnes de bombes chimiques balancées sur la terre d’Abyssinie. Dessié, quartier général du Négus Hailé Sélassié, est brulé. Maisons, foyers, familles carbonisés. Souffrances indescriptibles, peaux en lambeaux. Dans le sillage des bombes jetées sur l’Ethiopie, Mussolini, hurlant et gesticulant, peut du haut du balcon de Palazzio Venezzia, proclamer, devant la foule, la renaissance de l’empire romain : « L’Italie possède enfin son empire fasciste car il porte l’empreinte ineffaçable de la volonté et de la puissance du Littorio romain. »Et le général Nemours, délégué de Haïti à l’Assemblée de la Société des Nations, à Genève, d’avertir : « Il n’y a pas deux vérités, l’une pour l’Afrique, l’autre pour l’Europe… Si nous laissons se commettre l’injustice une nouvelle fois et étouffer la voix de la victime, craignons un jour d’être l’Ethiopie de quelqu’un. »
On se dit donc en mission humanitaire, en devoir démocratique et on bombarde sans état d’âme. L’enfer. Dans le ciel d’Abidjan, dans le ciel de Tripoli, l’enfer. Vague après vague, des avions au hurlement annonçant l’enfer ; des avions, le sifflement, le bec, le vacarme admonestant l’enfer ; des avions, germination de cauchemars ; des avions, la gueule ouverte, monstres inspirant la frayeur. Et dans les avions des pilotes sans visages, des pilotes professionnels, des pilotes efficaces, des pilotes détachés, employés modèles en « opérations », en « missions spéciales », le regard rivé sur l’écran, rivé sur le viseur. Dans le ciel des bombes, une pluie de bombes. Ordre de Paris ; ordre de Washington ; ordre de Londres ; ordre de Rome. Le ciel rouge de flammes. On bombarde. « Bombardements stratégiques ». « Frappes ciblées ». Détonations, explosions, buchers et flammes ; le gouffre du ciel assenant l’enfer à la terre.
Et en bas ? Tout en bas les vies tombent. Et qui tombe en bas? Qui ? N’importe qui, civil ou militaire ; civils et militaires. En bas, des morts. Lambeaux de bras, lambeaux de viscères, bouts de jambes. Le sang éparpillé, le sang trainé par terre ; en bas, le sang à ramasser. En bas, la douleur des survivants ; la douleur des vies disloquées, éclopées de douleur; la douleur des vies qui ne seront plus comme avant ; des vies qui porteront à jamais dans le ventre, dans la tête, dans les poumons, dans la mémoire, les blessures sans remède de l’horreur vécue. Car l’esprit qui a subi la violence du bombardement, des bombardements, même épargné de blessures visibles, ne sera plus jamais le même ; le bombardement est une blessure inguérissable ; le bombardement est un acte irrévocablement gravé dans les têtes des survivants ; le bombardement est un acte qui se prolonge dans le temps ; le bombardé est un bombardé à vie. Avec ou sans cadavres, le bombardement est un meurtre.
Et en haut ? Oui, en haut, à l’Elysée, par exemple? On ne parle pas de la violence infligée ; on parle de succès, de missions réussies ! On roule les mécaniques. Sarkozy : « Nous sommes déterminés. » Et les morts? Les morts d’Abidjan ; les morts de Tripoli ? Sans noms et sans visages. Invisibles, inexistants. Aucune toile de Picasso pour immortaliser leur calvaire. Mais les morts, quand même les morts; oui, les morts… Dégât collatéral. Dégradation banale. Et d’ailleurs, ces morts-là, ne sont pas de notre monde. Ainsi-soit-il : il est des morts de première et de dernière catégorie. Il est des morts qu’on compte, un par un ; des morts pour lesquels on demande à juste titre justice ; des morts françaises, des morts européennes, des morts américaines ; et puis, il y a les autres : les morts qui ne comptent pas. Et puis voyons, le bombardement démocratique est une valeur d’émancipation, une valeur qui libère ; le sang démocratique est un sang bénéfique. Mais le climat de mort ? Oui, ce climat d’anéantissement ? Et les souffrances indicibles des victimes ? Fait insignifiant. Fait insignifiant du destin au regard de Paris, de Washington, de Bruxelles, de Rome, de Londres! Fait insignifiant, nécessité démocratique, exigence démocratique ! On compte un par un les éventuels morts français d’Abidjan ou de Benghazi. Mais les autres morts… Les Ivoiriens et les Libyens morts en pagaille?
La destructivité humaine avance donc tranquillement avec son cynisme terrifiant et sa rationalité toute autant effroyable; elle est là devant nous, dressée, en route, en marche, le sillon sanglant ; persuadée qu’elle est principe et fin de l’histoire. Alors chaque matin qui passe, chaque soir qui tombe, le brasier fumant, elle s’élève en puissance, organisée en bandes, alignée en coalitions haletant de faire la guerre, vibrant à l’idée de tester leurs nouveaux joujoux meurtriers. Et voilà, les pays-dits-démocratiques transfigurés en pays-tueurs pratiquant la tuerie, pratiquant la destruction, pratiquant le bombardement, d’un pays à l’autre, comme un amusement technologique, comme une simple routine sérialisée, comme un boulot ordinaire, structuré, un boulot taylorisé. Inhumanité méthodique, organisée ; saignée froidement perpétrée.
Tapis de bombes d’abord : frappes froides, frappes stratégiques, frappes ciblées, assenées de haute altitude, avec distance et détachement. Frappes destinées à semer la terreur maximale, à répandre l’épouvante, à faire trembler ; coups administrés pour faire céder. On massacre. On massacre non pas, la machette à la main ; non pas, dans un corps-à-corps intime et sanglant comme les répugnants génocidaires rwandais ou les horribles coupeurs de bras libériens et sierra-léonais ; non : on massacre proprement, avec civilité, avec élévation, avec rafales et mirages ; on massacre loin de tout hurlement, loin du calvaire des peaux déchiquetées. Massacres à distance ; massacres propres de toute éclaboussure ; opérations chirurgicales ; rite de purification démocratique ; actes de bienveillance démocratique !
Ensuite ? Sortie des Tigres, Gazelles, Apaches et autres hélicoptères lâchés et équipés des biens nommés missiles asphyxiants Predator et Raper. Il faut étouffer, étrangler maintenant. Pilonnages. Pilonnages millimétrés. Le temps de l’étranglement avant le passage à l’acte ultime : la pénétration au sol, l’occupation, le déploiement sur le champ de batailles des troupes d’élites accompagnées de hordes locales baptisées forces républicaines ou forces révolutionnaires selon le cas ; forces de bas statut chargées d’achever la basse besogne et ayant toute latitude pour massacrer, piller, violer. Car il ne s’agit pas seulement de réduire, d’écraser, mais également de profaner jusqu’à l’intimité du pays sélectionné ; il s’agit d’humilier, d’inscrire, d’enraciner la peur, le tremblement, la domination dans la chair de la société agressée. Le message global est clair : tout pays sans défense dissuasive, est désormais disponibilité ; disponibilité destinée à l’usage des maîtres de ce monde ; disponibilité utilisable à volonté; chose ajustable aux désirs des puissants du jour ; terre qu’on peut prendre de force, déshonorer, violer en toute impunité. Triomphe de la saloperie humaine.
Oui, c’est ainsi, hélas : le pire est encore, toujours possible ; et, une fois de plus, c’est au cœur du monde dit « avancé», du monde dit « civilisé », du monde dit « développé » qu’est en train d’émerger, de nouveau, encore une fois, la barbarie dans sa forme la plus brutale, la plus totale, la plus totalitaire, la plus déchainée : la barbarie impériale. Guerres de prédation! Guerres de possession ! Guerres de domination. De nouveau ; encore une fois !
Et nos conquérants, les crocs encore gorgés de sang, les mains tripotant déjà les sols et sous-sols conquis, le regard dressé vers les nouvelles terres à avaler, de protester à l’accusation de barbarie, de menées coloniales, et nos sacrificateurs en chef, de protester, la suffisance sadique et la pourriture du mensonge dans la bouche: « Guerres coloniales ? Mais voyons ! Que dites-vous ? Le cacao, le café, le coton, le pétrole de la Côte d’Ivoire ? Les réserves pétrolières de la Libye ? Les 60 milliards de barils de pétrole enfouis dans le sol libyen ? Les 150 milliards de dollars que comptent les fonds libyens ? Et quoi encore ? Mais vous rigolez ? Soyons sérieux ! Nous sommes des gens honnêtes, des idéalistes, en mission humanitaire, en mission démocratique ! Notre ressort est la démocratie ; rien que la démocratie. Franchement, à part des esprits guidés par la mauvaise foi, qui peut douter de notre généreux penchant humaniste ? Notre action est guidée par un seul et unique objectif : créer partout un homme nouveau, global, démocratisé. De gré ou de force. Les hommes sont là pour la démocratie ; et la démocratie, notre bonne démocratie, n’est pas un choix mais un ordre. Et tout réfractaire à cet ordre, tout déviant, tout apostat, sera éliminé, détruit, écrasé, gommé comme on efface une impureté.
Nous sommes la démocratie. Toute démocratie doit passer par notre tamis. Que voulez-vous : il y a des peuples nés démocrates, détenteurs du monopole de la démocratie et puis d’autres destinés à être démocratisés. Démocratie d’abord ! Démocratie avant tout ! Nettoyage ! Purification ! Une seule démocratie ! Quoi ? Mais non ! Non et non : il ne s’agit pas de guerres coloniales mais de guerres justes ! De guerres justes menées dans la lumière de la démocratie, de la démocratie qui libère ! Voilà : il s’agit de débarrasser les peuples de leurs persécuteurs ! Et nous ne prendrons repos que lorsque la tâche sera définitivement accomplie avec les moyens de notre puissance ! La France a une obligation morale… Les Etats-Unis ont une obligation morale… L’Otan a une obligation morale… En avant pour l’odyssée démocratique!»
Obligation morale ? Balivernes. Insanités. Obligation morale : signe des temps ; même argument invoqué pour justifier les guerres coloniales du siècle XIX. C’est ainsi : aucune guerre de domination ne dit jamais son nom ; c’est ainsi : chaque guerre de domination se dit toujours guerre juste, guerre juste en riposte contre une barbarie supposée initiale ; c’est ainsi : toute guerre de domination est une guerre de mensonge. Mensonge, mensonges, mystifications destinés à déguiser, à maquiller la prédation boulimique, la prédation sans frontières, en démarche éthique de diffusion désintéressée du Bien, du Bien démocratique; mensonges colportés, relayés, inculqués aujourd’hui, imprimés à l’encre invisible dans la conscience collective par les médias dominants.
Les médias dominants. Les fameux médias dominants. Selon une croyance répandue, cesmainstream médias ne seraient qu’un miroir réfléchissant objectivement l’état de notre monde, et œuvrant, non sans un certain courage, à lier et relier – avec honnêteté et professionnalisme - les habitants de notre planète. Naïveté analytique. Mystification. En réalité, tout écrit, toute parole, toute image, tout discours, tout silence médiatiques participe à une relation de pouvoir. C’est ainsi les uns parlent, une minorité parle, les propriétaires des medias et leurs salariés parlent, et les autres écoutent ; le reste du monde doit écouter ; l’Afrique doit écouter. Parole unique, parole monocolore, parole et images unilatérales. Les Africains condamnés à être montrés au monde non pas à travers leur propre regard mais bien à travers les yeux des autres ; les yeux de ces médias-là, les médias dominants. Et on sait que dès qu’il s’agit de l’Afrique, il est, hélas, dans le reflexe de la plupart de ces médias, de propager, de reproduire des stéréotypes, des habitudes de pensée héritées de l’époque coloniale ; on sait qu’il est dans leur coutume d’accompagner, de conforter, de ratifier, de mettre en scène le discours dominant sur l’Afrique ; un discours présentant la domination de l’Afrique comme une œuvre de bienfaisance, œuvre humanitaire ; un discours exhibant l’Afrique comme un continent heureux et joyeux quand il est commandé.
Alors, la barbarie humaine peut monter chaque jour - à Abidjan, à Tripoli - d’un cran, d’un raid encore plus meurtrier que celui de la veille ; elle peut monter en rage, en folie furieuse ; ces médias dominants ne diront rien de cette révulsante cruauté. Aucun mot, aucune ligne de protestation. Mieux encore: c’est souvent, comme grisés par l’ivresse des bombardements que - le chant chauvin et glorieux, flûtes, tambours et cymbales exaltés- que certains médias commentent « ces feux de joie humanitaires destinées à hâter l’avènement partout sur la planète de la transcendance démocratique», « ces opérations d’extension du temps et des lieux démocratiques». Baves abondantes et jouissance devant Abidjan bombardée ; extase et allégresse devant Tripoli secouée par le plomb déversé. Jouissance comme si les massacrés d’Abidjan, comme si les suppliciés de Tripoli n’étaient pas nos frères en humanité mais des simples bestiaux écrasés. Jouissance devant ces nouvelles guerres d’expansion impériale ; guerres célébrées, présentées à longueur de colonnes et de papier couchés comme le juste jugement de la démocratie sur terre.
Et chaque jour, le même mensonge ; le même mensonge sans portes ni fenêtres, tambouriné, martelé; le même mensonge imposé en prime-time comme un logo publicitaire sonore; le même mensonge inculqué comme un postulat allant de soi ; le même ramassis de mensonges faussant sans aucune retenue, sans aucune limite, la réalité des choses: « Réjouissons-nous ! Ce n’est pas tous les jours qu’on voit des dictateurs débusqués, acculés, pourchassés et traités avec une férocité proportionnelle à leur barbarie. Réjouissons-nous : la démocratie – la vraie démocratie évidement, la démocratie civilisée, américaine, européenne- est tout ; elle doit donc être partout. Démocratie totale ! Réjouissons-nous : il est dans le devoir des puissances démocratiques de modifier l’ordre du monde dans un sens plus démocratique. Réjouissons-nous : renverser les dictateurs est un devoir humanitaire.»
Vociférations cyniques. Délire du sang. Propagande ultra-chauvine. Et le fracas des bombes ? Et la férocité des bombes ? Et les déflagrations, les champs de ruines ? Et l’épouvante ? Réponse convenue : « Ah ! Les bombardements ? N’exagérons rien ! Cette histoire de bombardements n’est pas si grave que cela. Il n’y a rien de grave. Et sachez-le, si vous ne le saviez pas : les bombes démocratiques ne tuent pas. Elles sont d’une grande intelligence et d’une innocence flagrante ; et lorsqu’elles tombent, lorsqu’elles éclatent, elles éclatent comme une affection, comme une effusion d’affection, d’affection démocratique et humanitaire. Et puis, de toutes les façons, comme disait l’autre, « Quand nous aurons gagné qui nous demandera des comptes sur nos méthodes ? ». Mais en attendant, n’exagérons rien ; et, surtout, ne perdons pas de vue l’essentiel : la démocratisation du monde. La cause est juste et le crime au service de la démocratie, ne saurait constituer en aucune façon, un crime. Et Juppé, l’a d’ailleurs si bien fait remarquer: neutraliser, physiquement ou symboliquement, un dictateur c’est en terroriser dix autres. Alors ? Serrer un dictateur, faire trembler les dictateurs ? Une question de prestige national. Alors ? Tout est parfait. »
Voilà : on bombarde et on se vante d’avoir bombardé ! On va jusqu’à vanter la brutalité et la hargne des bombardements ! Le général Bouchard, commandant des opérations de l’OTAN en Libye, dans Le Figaro, daté du 17 juin : « Les hélicoptères britanniques et surtout français font un travail superbe. Non seulement à l’attaque mais aussi dans les têtes. Les hélicoptères opèrent la nuit, subrepticement, et la seule chose que voit l’adversaire, c’est le missile qui lui tombe dessus sans prévenir. L’effet est unique, la peur casse ce qui reste de la volonté de combattre chez les partisans de Kadhafi. C’est tellement efficace qu’on utilise aujourd’hui l’image des hélicoptères dans les tracts de propagande largués au-dessus de la Libye. Regardez ce qui vous pend au nez… »
Sadisme, lâcheté morale et mobilisation de tous les arguments possibles et imaginables pour justifier l’injustifiable, pour justifier la destruction d’autres hommes, d’autres pays. Tout ! Tout justifié ! Il s’agirait de combattre là-bas (comme autrefois en Algérie et au Vietnam, notamment) la barbarie. Et le recours systématique aux bombardements ? Un acte de virilité démocratique; un acte d’une redoutable efficacité. Voyez la Côte d’Ivoire ! Ouattara est au pouvoir, n’est-ce pas ? Grâce à quoi ? Grâce à nos bombes, grâce à nos bombardements. Sortez les bombes et vous êtes tout-puissants ! Les bombardements, c’est la toute-puissance de la bienveillance démocratique ! Et la brutalisation, et la mutilation des corps ? Un simple jeu virtuel ; les bombardiers, des simples avions furtifs, des bijoux technologiques ; les bombes, des engins flamboyants, spectaculaires, lumineux ! Admirez ! Admirez, Messieurs et dames, la prouesse technologique ! Et puis, vous savez, il y a des gens qui ne comprennent pas, qui ne comprennent que cela. Il y a des Présidents qui ne veulent pas partir quand on leur demande de quitter le pouvoir gentiment ; des Présidents irrespectueux. Osez remettre en cause notre autorité et vous serez bombarder. Notre Loi doit être respectée ! Nous sommes dans notre droit. Et puis c’est ainsi, quand la guerre est commencée, il faut bien la mener, à tout prix, à terme, à bonne fin. « Il faut finir le job », dit Sarkozy à Deauville.
Discours sourd à toute humanité ; discours mutilé d’humanité ; discours accoucheur de tous les cauchemars tordus ; discours de la domination enfoui, hier, sous le vocable de mission civilisatrice et, aujourd’hui, dissimulé sous celui du messianisme démocratique. Hypocrisie civilisatrice, hypocrisie démocratique ; fourberie toute aussi fascisante ; fourberie plus terrifiante car disposant de moyens de contrôle, de manipulation, de propagande plus subtils, plus efficaces. Permis de bombarder donc, permis de tuer, permis de nouveau de soumettre, d’asservir, à feu et à sang. Répétition de l’histoire ; bégaiement de l’histoire. Voilà où nous en sommes en cette onzième année du siècle XXI!
Un jour viendra sans doute, et on réalisera la sauvagerie de ce temps, ce temps glorifiant l’abjection humaine comme une entreprise humanitaire; on se rendra compte de l’ampleur des crimes commis au nom de la démocratie, crimes commis en Côte d’Ivoire, crimes commis en Lybie, crimes commis demain ailleurs. On réalisera l’effroyable horreur de cette nouvelle barbarie et l’envergure du mensonge ; on réalisera qu’on nous a bernés, mystifiés et que tout compte fait le mystère n’était pas si insondable que ça, qu’il ne s’agissait ni en Côte d’Ivoire ni en Lybie, ni demain ailleurs de restauration d’une quelconque démocratie mais de guerre de bourse et de cabinet, de guerre économique, de cannibalisme économique, de concessions pétrolières et minières, de plantations de cacao et de café, de spéculations marchandes, de banques, de zones et de fonds monétaires… L’argent. Voilà le fond de l’affaire. La loi de la reproduction de l’argent.
Et cette loi-là, tel un monstre à la gueule insatiable, est d’une férocité, d’une voracité enragée, déshumanisée, deshumanisante ; elle est d’une gloutonnerie frénétique, jamais rassasiée, toujours requérante, toujours exigeant, avec becs et bombes s’il le faut, de nouvelles têtes, de nouvelles mains, de nouveaux sacrifices humains, de nouveaux pays à déchiqueter, à dévorer: encore du pétrole, encore des galeries d’or, encore des mines de diamants, encore du cuivre, de l’uranium, encore et encore du cacao, des terres, des forets…
Le smoking démocratique impeccable, les élégances magnanimes, habillée du visage de la liberté qu’elle emprisonne ; cette loi-là lie ensemble la rapacité sans scrupules, la négation de la pluralité de la planète et la force libérée de toute légalité, dans un sinistre mensonge nommé selon les temps, mission civilisatrice ou odyssée démocratique. Odyssée démocratique, cette nouvelle illusion totalitaire, cette chimère fanatique, qui salue, d’une main, les hommes, tous les hommes comme des frères et qui tue, avec l’autre main, dans un même élan universalisant, qui tue de mille façons, qui massacre de mille bombardements les Ivoiriens, les Libyens et demain d’autres hommes ailleurs. Sans aucun état d’âme.
C’est ainsi chaque temps génère son fascisme. Et l’odyssée démocratique a tout d’un fascisme, du fascisme: c’est-à-dire cette culture de la destruction, cette volonté de fonder le monde sur le socle d’une idée absolutisée qui se veut histoire finie, histoire terminée ; c’est-à-dire ce culte du mensonge, du mensonge institutionnalisé consacrant la corruption des mots, consacrant la perversion du sens des mots ; c’est-à-dire cette vision du monde hiérarchisant les hommes, divisant les hommes en deux catégories : les élus, les éclairés, les détenteurs exclusifs de l’être homme et les autres ; les autres, ce troupeau des autres ; ces autres condamnés au servage, désignés pour l’esclavage.
L’odyssée démocratique actuelle est un nouveau fascisme ; un nouveau fascisme qui affirme sans ambages, qu’il y aurait des démocraties pures, intrinsèquement supérieures et ayant une vocation naturelle, presque biologique, à diriger le monde, à généraliser partout la démocratie du semblable; elle est ce fascisme qui manipule et reconstruit la figure du dictateur au gré de ses intérêts, selon un discours à géométrie variable. Et voilà un jour Kadhafi accueilli – le tapis rouge déroulé - comme un respectable chef d’Etat à Paris et, voilà le même Kadhafi, quelques mois plus tard, accusé de tous les maux du monde. Accusé de bombardement de son propre peuple. Fait jamais prouvé, fait démenti par de nombreux témoins, dont Yves Bonnet, ancien directeur de la DST, le contre-espionnage français et actuel Président du CIRET, Centre international de recherches et d’études sur le terrorisme : « Nous avons un certain nombre d’éléments précis, donc de contre-vérités, pour ne pas dire des mensonges, qui ont été énoncées en particulier par Al-Jazzera. Par exemple l’assertion selon laquelle Kadhafi bombardait sa propre population. Nous avons constaté nous-mêmes à Tripoli que c’était totalement faux. Alors, accuser un dirigeant politique de bombarder sa propre population c’est une accusation extrêmement grave, surtout quand la justification de l’intervention internationale c’est la protection des populations civiles. »
L’odyssée démocratique actuelle est fascisme parce qu’elle accuse pour légitimer l’agression. Elle fait commerce, elle fait négoce de pétrole, de cacao, d’avions de combat avec tel ou tel pouvoir ; puis un matin, elle se réveille, le lâche sec et dit, solennellement, toute honte bue : « Je te déclare, je te condamne, sans pourvoi ni recours, dictature et objet de haine ; et puisqu’il en est ainsi je te bombarde quand je veux. Pour le bien de ton peuple et pour le bien de l’humanité évidement. »
L’odyssée démocratique, cette geste politique qui glorifie l’anéantissement, la destruction, la culture de la destruction, la culture des bombardements comme lieu commun devant régir les relations internationales, est un fascisme qui porte dans ses entrailles la nostalgie des fureurs anciennes, le cauchemar et le chemin des fureurs d’hier. Les chemins notamment d’un Mussolini sur les routes d’Ethiopie. Qu’on se souvienne : en l’an 1936, le Duce Mussolini bombarde, bombarde, bombarde l’Ethiopie. Et le 5 mai, le visage enivré par la victoire, Mussolini célèbre la renaissance de l’Empire romain, persuadé que l’occupation de l’Ethiopie est fin ultime de l’histoire. Mais voilà : l’Ethiopie mise à genoux par les bombes italiennes, ne cède pas. On ne cède pas devant l’oppression ; on ne plie pas devant l’occupation. On résiste. L’Ethiopie refuse donc d’abdiquer.
Et le 30 juin 1936, le Négus, Hailé Sélassié, ayant échappé aux bombardements de Mussolini, fait le voyage de Genève pour plaider la cause de son peuple. « J’ai décidé, dit-il, de venir en personne, témoin du crime commis à l’encontre de mon peuple, afin de donner à l’Europe un avertissement face au destin qui l’attend, si elle s’incline aujourd’hui devant les actes accomplis. C’est la sécurité collective ; c’est l’existence même de la Société des Nations ; c’est la confiance que chaque Etat place dans les traités internationaux ; c’est la valeur des promesses faires aux petits Etats que leur intégrité et leur indépendance seront préservées ; c’est le choix entre d’un côté le principe de l’égalité entre nations, et de l’autre celui de l’acceptation de leur vassalité ; en un mot c’est la moralité internationale qui est en jeu. Je déclare à la face du monde entier que l’Empereur, le gouvernement, et le peuple d’Ethiopie ne s’inclineront pas devant la force ; qu’ils maintiennent leur revendication d’utiliser tous les moyens en leur pouvoir afin d’assurer le triomphe de leurs droits. »
Cinq ans plus tard ; cinq ans, jour après jour, après les bombardements mussoliniens, Hailé Sélassié retrouve sa terre, de nouveau libre. Sur le balcon du Palazzo Venezzia, Mussolini, le regard toujours tourné vers l’Ethiopie, est inconsolable ; il gesticule, éructe, parle encore avec ses muscles: « Je sais que des millions et des millions d’Italiens souffrent d’un mal indéfinissable et qui s’appelle le mal de l’Afrique. Pour le guérir, il n’y a qu’un moyen, retourner là-bas. Et nous y retournerons ». On connait la suite. Mussolini a commencé sa carrière de tyran en bombardant l’Ethiopie, avant de poursuivre son parcours de massacreur en tyrannisant et en broyant ses compatriotes. Car il en est ainsi de cette outrecuidante conviction de la supériorité d’un pouvoir sur un autre, d’une nation sur une autre : elle est toujours porteuse en soi des germes de la barbarie totale. Tout pouvoir qui s’amuse à détruire d’autres pouvoirs, au gré de ses intérêts, s’ensauvage fatalement ; toute société humaine qui brutalise, qui s’emploie à déshumaniser d’autres sociétés, se déshumanise, se bestialise inévitablement, indubitablement.
Légitimer donc l’agression commise contre la Côte d’Ivoire, excuser les bombardements de Tripoli, c’est tout simplement légitimer les crimes à la chaîne ; c’est admettre l’enfer, non seulement là-bas mais aussi ici et ailleurs, demain. C’est absoudre, accepter la réduction de certains pays au statut de chose, de viande, de chair à abattre, à dépecer, à dépiauter, à sectionner, à déchiqueter, à maltraiter, à dévorer, à partager entre puissances du jour. C’est revenir à la loi de la jungle qui ne reconnait que le droit du plus fort, qui ne sanctifie que la férocité; c’est cautionner, acquitter la restauration coloniale, la récidive coloniale; c’est consacrer le retour aux mauvais penchants, aux passions meurtrières des anciennes puissances coloniales ; c’est admettre la violence impériale comme une pratique somme toute banale, ordinaire; c’est renoncer à notre propre humanité à tous. Car le fascisme, tout fascisme, même quand il s’autoproclame odyssée démocratique, constitue un attentat contre l’humanité de tous les hommes. Un attentat qui doit être combattu, que chacun est tenu, devant sa propre conscience d’homme, de combattre.
L’attentisme, l’indifférence muette ne saurait plus être de mise : devoir d’engagement humain. Il s’agit au nom du respect de l’égale dignité de tous les hommes de desserrer le carcan de ce nouveau fascisme, le carcan de cette ombre menaçante, cette ombre de fureurs et de crimes ; cette ombre de prédation sans frontières. Qu’il ne soit plus permis à ces anciens-nouveaux prédateurs de se retrouver seuls à seul, dans un huis-clos mortel, avec leur proie à déchiqueter ; que la solitude ne soit plus le destin des pays sélectionnés, ajustés pour subir le fer, le feu et le tonnerre ; et que l’essentiel soit rappelé de nouveau: la sauvagerie des bombes ne saurait fonder une quelconque démocratie ; que l’essentiel soit de nouveau proclamé, affirmé : la démocratie n’est ni cette célébration, cette glorification imbibée de mémoire coloniale de la violence sadique des plus forts sur les plus faibles, ni cette license de domination des pays puissants sur les plus faibles ni cet écrasement du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes à coups de bombes; la démocratie est droit à la parole pour tous, droit à l’invention de soi pour tous, droit à être soi pour tous, droit à décider pour soi pour tous. En toutes libertés.
Par David Gakunzi
Et malheur au pouvoir ainsi désigné: l’odeur de la mort mise en scène, théâtralisée, organisée, n’est pas loin. Le rituel ? La désinformation d’abord : le dit pouvoir est satanisé, injurié, sali, abaissé, rabaissé, bestialisé, maudit, désigné comme la figure absolue du Mal, la figure menaçante, la figure de ce qui nous menace, la figure qui menace « nos valeurs ». Accusé ; il est accusé de tous les maux du monde ; il est criminalisé, criminalisé à partir des faits traficotés ou tout simplement inventés, fabriqués ; il est criminalisé et condamné sans pourvoi ni appel, condamné à coups de fatwa démocratiques diffusées sur tous les écrans du monde, condamné à la peine capitale, condamné aux flammes de l’enfer.
Ensuite le rite sanglant. Un pied déjà dans le crime, on forge, on manufacture, on construit de toutes pièces le prétexte ; le crime dans le ventre, on allègue, on divulgue, on annonce la plaisanterie désormais coutumière : « Il faut protéger les populations civiles.» L’énonciation officielle de ces mots annonce le moment de la mise à mort, symbolique ou physique: le nommé dictateur peut désormais être traqué, frappé, pilonné, pilé, écrasé, broyé par les bombes de l’apocalypse. Nettoyé. Nettoyés, lui et les siens ; nettoyés, lui et ses partisans ; détruits, détruits, lui et son pays. Et cela sans aucun égard au droit normal, au droit international, aux lois qui fondent l’ordre humain. Et il n’y aura pas crime : puisque la qualification de dictateur met de facto, sans aucun palabre possible, hors humanité ; puisque l’abattage d’une proie sauvage, l’écrasement du Mal ne relève pas du crime ; puisqu’il est autorisé d’être cruel par amour de la démocratie. Voilà la raison, la rationalité, la terrible rationalité triomphante validée chaque jour par la vulgate médiatique et le discours politique dominants.
Une rationalité froide, glacée, porteuse de toutes les liquidations possibles; une rationalité qui affirme que la sauvagerie n’existe pas dès lors qu’elle est articulée au désir de faire le Bien démocratique ; une rationalité qui, tout en proclamant qu’un homme est un homme et un mort, un mort, justifie paradoxalement, légitime d’avance le meurtre, la mise à mort de l’homme par l’homme ; une rationalité qui légalise, toute scrupule écartée, la pratique du sang versé, le crime. Et le crime a été commis en Côte d’Ivoire ; et le crime est en train d’être commis en Lybie ; et le crime sera commis demain ailleurs.
Le crime, c’est-à-dire, non pas cette épopée magnanime de preux chevaliers en mission de démocratie crayonnée chaque jour sur l’écran de nos téléviseurs et dans les colonnes de nos journaux; non pas ce rite démocratique annoncé dans notre cyberespace comme un jeu innocent, anodin, non sanglant ; mais le crime dans sa vraie réalité, la réalité du sang versé, la réalité de la chair humaine estropiée, mutilée ; la réalité des corps agressés, détruits ; la réalité de la guerre, de la guerre avec ses atrocités, de la guerre avec ses milliers de vies, de femmes, d’enfants, d’hommes, de vieillards suppliciés, martyrisés, effacés ; effacés de la surface de la terre. Le crime : Abidjan bombardée, Adjamé bombardé, Cocody bombardé, Le Plateau bombardé, Yopougon bombardé, Port-Bouët bombardé, Dabou bombardé, Attoban bombardée… Des centaines, des milliers d’Ivoiriens massacrés. Massacrés froidement. Bombardés. Bombardés comme ceux de Guernica. Bombardés à mort comme les 1684 morts de Guernica. Carbonisés. Combien de Guernica à Abidjan ? Combien ? Combien de morts dévorés par le feu de l’armée de France ? Combien de drames personnels derrière chaque mort ? Et les enfants devenus orphelins ? Et les femmes devenues veuves ?Et les parents qui ont perdu leurs fils ? Et la mère ? Et la sœur ? Et le frère ?
Même barbarie en Libye. Tripoli, Brega, des civils libyens pulvérisés aussi. Monseigneur Giovanni Innocenzo Martinelli, vicaire apostolique de Tripoli : « Les bombes sont en train de devenir notre calvaire. Pour détruire Kadhafi, l’Otan tue des dizaines d’innocents… Je ne veux certes pas interférer avec l’action politique de quiconque mais il est de mon devoir d’affirmer que les bombardements sont immoraux. Je voudrais souligner que bombarder ne constitue pas un acte dicté par la conscience civile et morale de l’Occident ou plus généralement de l’humanité. Bombarder constitue un acte immoral…. S’il existe des violations des droits de l’homme quelque part, je ne peux pas utiliser la même méthode pour les faire cesser.»
Paradoxe, étrange paradoxe en effet : on se dit « protecteurs unifiés » et on se ligue, on se comporte en destructeurs associés, en destructeurs tous azimuts. On se dit champions de la protection des populations civiles et on bombarde, on écrase : on bombarde Abidjan, on bombarde Tripoli ; on bombarde comme Mussolini bombardant l’Ethiopie en l’an 35. Oui, bien avant Guernica, la Loi de la de la pureté du sang, la Loi de la purification du sang, le fascisme, bombarde l’Ethiopie. 350 tonnes de bombes chimiques balancées sur la terre d’Abyssinie. Dessié, quartier général du Négus Hailé Sélassié, est brulé. Maisons, foyers, familles carbonisés. Souffrances indescriptibles, peaux en lambeaux. Dans le sillage des bombes jetées sur l’Ethiopie, Mussolini, hurlant et gesticulant, peut du haut du balcon de Palazzio Venezzia, proclamer, devant la foule, la renaissance de l’empire romain : « L’Italie possède enfin son empire fasciste car il porte l’empreinte ineffaçable de la volonté et de la puissance du Littorio romain. »Et le général Nemours, délégué de Haïti à l’Assemblée de la Société des Nations, à Genève, d’avertir : « Il n’y a pas deux vérités, l’une pour l’Afrique, l’autre pour l’Europe… Si nous laissons se commettre l’injustice une nouvelle fois et étouffer la voix de la victime, craignons un jour d’être l’Ethiopie de quelqu’un. »
On se dit donc en mission humanitaire, en devoir démocratique et on bombarde sans état d’âme. L’enfer. Dans le ciel d’Abidjan, dans le ciel de Tripoli, l’enfer. Vague après vague, des avions au hurlement annonçant l’enfer ; des avions, le sifflement, le bec, le vacarme admonestant l’enfer ; des avions, germination de cauchemars ; des avions, la gueule ouverte, monstres inspirant la frayeur. Et dans les avions des pilotes sans visages, des pilotes professionnels, des pilotes efficaces, des pilotes détachés, employés modèles en « opérations », en « missions spéciales », le regard rivé sur l’écran, rivé sur le viseur. Dans le ciel des bombes, une pluie de bombes. Ordre de Paris ; ordre de Washington ; ordre de Londres ; ordre de Rome. Le ciel rouge de flammes. On bombarde. « Bombardements stratégiques ». « Frappes ciblées ». Détonations, explosions, buchers et flammes ; le gouffre du ciel assenant l’enfer à la terre.
Et en bas ? Tout en bas les vies tombent. Et qui tombe en bas? Qui ? N’importe qui, civil ou militaire ; civils et militaires. En bas, des morts. Lambeaux de bras, lambeaux de viscères, bouts de jambes. Le sang éparpillé, le sang trainé par terre ; en bas, le sang à ramasser. En bas, la douleur des survivants ; la douleur des vies disloquées, éclopées de douleur; la douleur des vies qui ne seront plus comme avant ; des vies qui porteront à jamais dans le ventre, dans la tête, dans les poumons, dans la mémoire, les blessures sans remède de l’horreur vécue. Car l’esprit qui a subi la violence du bombardement, des bombardements, même épargné de blessures visibles, ne sera plus jamais le même ; le bombardement est une blessure inguérissable ; le bombardement est un acte irrévocablement gravé dans les têtes des survivants ; le bombardement est un acte qui se prolonge dans le temps ; le bombardé est un bombardé à vie. Avec ou sans cadavres, le bombardement est un meurtre.
Et en haut ? Oui, en haut, à l’Elysée, par exemple? On ne parle pas de la violence infligée ; on parle de succès, de missions réussies ! On roule les mécaniques. Sarkozy : « Nous sommes déterminés. » Et les morts? Les morts d’Abidjan ; les morts de Tripoli ? Sans noms et sans visages. Invisibles, inexistants. Aucune toile de Picasso pour immortaliser leur calvaire. Mais les morts, quand même les morts; oui, les morts… Dégât collatéral. Dégradation banale. Et d’ailleurs, ces morts-là, ne sont pas de notre monde. Ainsi-soit-il : il est des morts de première et de dernière catégorie. Il est des morts qu’on compte, un par un ; des morts pour lesquels on demande à juste titre justice ; des morts françaises, des morts européennes, des morts américaines ; et puis, il y a les autres : les morts qui ne comptent pas. Et puis voyons, le bombardement démocratique est une valeur d’émancipation, une valeur qui libère ; le sang démocratique est un sang bénéfique. Mais le climat de mort ? Oui, ce climat d’anéantissement ? Et les souffrances indicibles des victimes ? Fait insignifiant. Fait insignifiant du destin au regard de Paris, de Washington, de Bruxelles, de Rome, de Londres! Fait insignifiant, nécessité démocratique, exigence démocratique ! On compte un par un les éventuels morts français d’Abidjan ou de Benghazi. Mais les autres morts… Les Ivoiriens et les Libyens morts en pagaille?
La destructivité humaine avance donc tranquillement avec son cynisme terrifiant et sa rationalité toute autant effroyable; elle est là devant nous, dressée, en route, en marche, le sillon sanglant ; persuadée qu’elle est principe et fin de l’histoire. Alors chaque matin qui passe, chaque soir qui tombe, le brasier fumant, elle s’élève en puissance, organisée en bandes, alignée en coalitions haletant de faire la guerre, vibrant à l’idée de tester leurs nouveaux joujoux meurtriers. Et voilà, les pays-dits-démocratiques transfigurés en pays-tueurs pratiquant la tuerie, pratiquant la destruction, pratiquant le bombardement, d’un pays à l’autre, comme un amusement technologique, comme une simple routine sérialisée, comme un boulot ordinaire, structuré, un boulot taylorisé. Inhumanité méthodique, organisée ; saignée froidement perpétrée.
Tapis de bombes d’abord : frappes froides, frappes stratégiques, frappes ciblées, assenées de haute altitude, avec distance et détachement. Frappes destinées à semer la terreur maximale, à répandre l’épouvante, à faire trembler ; coups administrés pour faire céder. On massacre. On massacre non pas, la machette à la main ; non pas, dans un corps-à-corps intime et sanglant comme les répugnants génocidaires rwandais ou les horribles coupeurs de bras libériens et sierra-léonais ; non : on massacre proprement, avec civilité, avec élévation, avec rafales et mirages ; on massacre loin de tout hurlement, loin du calvaire des peaux déchiquetées. Massacres à distance ; massacres propres de toute éclaboussure ; opérations chirurgicales ; rite de purification démocratique ; actes de bienveillance démocratique !
Ensuite ? Sortie des Tigres, Gazelles, Apaches et autres hélicoptères lâchés et équipés des biens nommés missiles asphyxiants Predator et Raper. Il faut étouffer, étrangler maintenant. Pilonnages. Pilonnages millimétrés. Le temps de l’étranglement avant le passage à l’acte ultime : la pénétration au sol, l’occupation, le déploiement sur le champ de batailles des troupes d’élites accompagnées de hordes locales baptisées forces républicaines ou forces révolutionnaires selon le cas ; forces de bas statut chargées d’achever la basse besogne et ayant toute latitude pour massacrer, piller, violer. Car il ne s’agit pas seulement de réduire, d’écraser, mais également de profaner jusqu’à l’intimité du pays sélectionné ; il s’agit d’humilier, d’inscrire, d’enraciner la peur, le tremblement, la domination dans la chair de la société agressée. Le message global est clair : tout pays sans défense dissuasive, est désormais disponibilité ; disponibilité destinée à l’usage des maîtres de ce monde ; disponibilité utilisable à volonté; chose ajustable aux désirs des puissants du jour ; terre qu’on peut prendre de force, déshonorer, violer en toute impunité. Triomphe de la saloperie humaine.
Oui, c’est ainsi, hélas : le pire est encore, toujours possible ; et, une fois de plus, c’est au cœur du monde dit « avancé», du monde dit « civilisé », du monde dit « développé » qu’est en train d’émerger, de nouveau, encore une fois, la barbarie dans sa forme la plus brutale, la plus totale, la plus totalitaire, la plus déchainée : la barbarie impériale. Guerres de prédation! Guerres de possession ! Guerres de domination. De nouveau ; encore une fois !
Et nos conquérants, les crocs encore gorgés de sang, les mains tripotant déjà les sols et sous-sols conquis, le regard dressé vers les nouvelles terres à avaler, de protester à l’accusation de barbarie, de menées coloniales, et nos sacrificateurs en chef, de protester, la suffisance sadique et la pourriture du mensonge dans la bouche: « Guerres coloniales ? Mais voyons ! Que dites-vous ? Le cacao, le café, le coton, le pétrole de la Côte d’Ivoire ? Les réserves pétrolières de la Libye ? Les 60 milliards de barils de pétrole enfouis dans le sol libyen ? Les 150 milliards de dollars que comptent les fonds libyens ? Et quoi encore ? Mais vous rigolez ? Soyons sérieux ! Nous sommes des gens honnêtes, des idéalistes, en mission humanitaire, en mission démocratique ! Notre ressort est la démocratie ; rien que la démocratie. Franchement, à part des esprits guidés par la mauvaise foi, qui peut douter de notre généreux penchant humaniste ? Notre action est guidée par un seul et unique objectif : créer partout un homme nouveau, global, démocratisé. De gré ou de force. Les hommes sont là pour la démocratie ; et la démocratie, notre bonne démocratie, n’est pas un choix mais un ordre. Et tout réfractaire à cet ordre, tout déviant, tout apostat, sera éliminé, détruit, écrasé, gommé comme on efface une impureté.
Nous sommes la démocratie. Toute démocratie doit passer par notre tamis. Que voulez-vous : il y a des peuples nés démocrates, détenteurs du monopole de la démocratie et puis d’autres destinés à être démocratisés. Démocratie d’abord ! Démocratie avant tout ! Nettoyage ! Purification ! Une seule démocratie ! Quoi ? Mais non ! Non et non : il ne s’agit pas de guerres coloniales mais de guerres justes ! De guerres justes menées dans la lumière de la démocratie, de la démocratie qui libère ! Voilà : il s’agit de débarrasser les peuples de leurs persécuteurs ! Et nous ne prendrons repos que lorsque la tâche sera définitivement accomplie avec les moyens de notre puissance ! La France a une obligation morale… Les Etats-Unis ont une obligation morale… L’Otan a une obligation morale… En avant pour l’odyssée démocratique!»
Obligation morale ? Balivernes. Insanités. Obligation morale : signe des temps ; même argument invoqué pour justifier les guerres coloniales du siècle XIX. C’est ainsi : aucune guerre de domination ne dit jamais son nom ; c’est ainsi : chaque guerre de domination se dit toujours guerre juste, guerre juste en riposte contre une barbarie supposée initiale ; c’est ainsi : toute guerre de domination est une guerre de mensonge. Mensonge, mensonges, mystifications destinés à déguiser, à maquiller la prédation boulimique, la prédation sans frontières, en démarche éthique de diffusion désintéressée du Bien, du Bien démocratique; mensonges colportés, relayés, inculqués aujourd’hui, imprimés à l’encre invisible dans la conscience collective par les médias dominants.
Les médias dominants. Les fameux médias dominants. Selon une croyance répandue, cesmainstream médias ne seraient qu’un miroir réfléchissant objectivement l’état de notre monde, et œuvrant, non sans un certain courage, à lier et relier – avec honnêteté et professionnalisme - les habitants de notre planète. Naïveté analytique. Mystification. En réalité, tout écrit, toute parole, toute image, tout discours, tout silence médiatiques participe à une relation de pouvoir. C’est ainsi les uns parlent, une minorité parle, les propriétaires des medias et leurs salariés parlent, et les autres écoutent ; le reste du monde doit écouter ; l’Afrique doit écouter. Parole unique, parole monocolore, parole et images unilatérales. Les Africains condamnés à être montrés au monde non pas à travers leur propre regard mais bien à travers les yeux des autres ; les yeux de ces médias-là, les médias dominants. Et on sait que dès qu’il s’agit de l’Afrique, il est, hélas, dans le reflexe de la plupart de ces médias, de propager, de reproduire des stéréotypes, des habitudes de pensée héritées de l’époque coloniale ; on sait qu’il est dans leur coutume d’accompagner, de conforter, de ratifier, de mettre en scène le discours dominant sur l’Afrique ; un discours présentant la domination de l’Afrique comme une œuvre de bienfaisance, œuvre humanitaire ; un discours exhibant l’Afrique comme un continent heureux et joyeux quand il est commandé.
Alors, la barbarie humaine peut monter chaque jour - à Abidjan, à Tripoli - d’un cran, d’un raid encore plus meurtrier que celui de la veille ; elle peut monter en rage, en folie furieuse ; ces médias dominants ne diront rien de cette révulsante cruauté. Aucun mot, aucune ligne de protestation. Mieux encore: c’est souvent, comme grisés par l’ivresse des bombardements que - le chant chauvin et glorieux, flûtes, tambours et cymbales exaltés- que certains médias commentent « ces feux de joie humanitaires destinées à hâter l’avènement partout sur la planète de la transcendance démocratique», « ces opérations d’extension du temps et des lieux démocratiques». Baves abondantes et jouissance devant Abidjan bombardée ; extase et allégresse devant Tripoli secouée par le plomb déversé. Jouissance comme si les massacrés d’Abidjan, comme si les suppliciés de Tripoli n’étaient pas nos frères en humanité mais des simples bestiaux écrasés. Jouissance devant ces nouvelles guerres d’expansion impériale ; guerres célébrées, présentées à longueur de colonnes et de papier couchés comme le juste jugement de la démocratie sur terre.
Et chaque jour, le même mensonge ; le même mensonge sans portes ni fenêtres, tambouriné, martelé; le même mensonge imposé en prime-time comme un logo publicitaire sonore; le même mensonge inculqué comme un postulat allant de soi ; le même ramassis de mensonges faussant sans aucune retenue, sans aucune limite, la réalité des choses: « Réjouissons-nous ! Ce n’est pas tous les jours qu’on voit des dictateurs débusqués, acculés, pourchassés et traités avec une férocité proportionnelle à leur barbarie. Réjouissons-nous : la démocratie – la vraie démocratie évidement, la démocratie civilisée, américaine, européenne- est tout ; elle doit donc être partout. Démocratie totale ! Réjouissons-nous : il est dans le devoir des puissances démocratiques de modifier l’ordre du monde dans un sens plus démocratique. Réjouissons-nous : renverser les dictateurs est un devoir humanitaire.»
Vociférations cyniques. Délire du sang. Propagande ultra-chauvine. Et le fracas des bombes ? Et la férocité des bombes ? Et les déflagrations, les champs de ruines ? Et l’épouvante ? Réponse convenue : « Ah ! Les bombardements ? N’exagérons rien ! Cette histoire de bombardements n’est pas si grave que cela. Il n’y a rien de grave. Et sachez-le, si vous ne le saviez pas : les bombes démocratiques ne tuent pas. Elles sont d’une grande intelligence et d’une innocence flagrante ; et lorsqu’elles tombent, lorsqu’elles éclatent, elles éclatent comme une affection, comme une effusion d’affection, d’affection démocratique et humanitaire. Et puis, de toutes les façons, comme disait l’autre, « Quand nous aurons gagné qui nous demandera des comptes sur nos méthodes ? ». Mais en attendant, n’exagérons rien ; et, surtout, ne perdons pas de vue l’essentiel : la démocratisation du monde. La cause est juste et le crime au service de la démocratie, ne saurait constituer en aucune façon, un crime. Et Juppé, l’a d’ailleurs si bien fait remarquer: neutraliser, physiquement ou symboliquement, un dictateur c’est en terroriser dix autres. Alors ? Serrer un dictateur, faire trembler les dictateurs ? Une question de prestige national. Alors ? Tout est parfait. »
Voilà : on bombarde et on se vante d’avoir bombardé ! On va jusqu’à vanter la brutalité et la hargne des bombardements ! Le général Bouchard, commandant des opérations de l’OTAN en Libye, dans Le Figaro, daté du 17 juin : « Les hélicoptères britanniques et surtout français font un travail superbe. Non seulement à l’attaque mais aussi dans les têtes. Les hélicoptères opèrent la nuit, subrepticement, et la seule chose que voit l’adversaire, c’est le missile qui lui tombe dessus sans prévenir. L’effet est unique, la peur casse ce qui reste de la volonté de combattre chez les partisans de Kadhafi. C’est tellement efficace qu’on utilise aujourd’hui l’image des hélicoptères dans les tracts de propagande largués au-dessus de la Libye. Regardez ce qui vous pend au nez… »
Sadisme, lâcheté morale et mobilisation de tous les arguments possibles et imaginables pour justifier l’injustifiable, pour justifier la destruction d’autres hommes, d’autres pays. Tout ! Tout justifié ! Il s’agirait de combattre là-bas (comme autrefois en Algérie et au Vietnam, notamment) la barbarie. Et le recours systématique aux bombardements ? Un acte de virilité démocratique; un acte d’une redoutable efficacité. Voyez la Côte d’Ivoire ! Ouattara est au pouvoir, n’est-ce pas ? Grâce à quoi ? Grâce à nos bombes, grâce à nos bombardements. Sortez les bombes et vous êtes tout-puissants ! Les bombardements, c’est la toute-puissance de la bienveillance démocratique ! Et la brutalisation, et la mutilation des corps ? Un simple jeu virtuel ; les bombardiers, des simples avions furtifs, des bijoux technologiques ; les bombes, des engins flamboyants, spectaculaires, lumineux ! Admirez ! Admirez, Messieurs et dames, la prouesse technologique ! Et puis, vous savez, il y a des gens qui ne comprennent pas, qui ne comprennent que cela. Il y a des Présidents qui ne veulent pas partir quand on leur demande de quitter le pouvoir gentiment ; des Présidents irrespectueux. Osez remettre en cause notre autorité et vous serez bombarder. Notre Loi doit être respectée ! Nous sommes dans notre droit. Et puis c’est ainsi, quand la guerre est commencée, il faut bien la mener, à tout prix, à terme, à bonne fin. « Il faut finir le job », dit Sarkozy à Deauville.
Discours sourd à toute humanité ; discours mutilé d’humanité ; discours accoucheur de tous les cauchemars tordus ; discours de la domination enfoui, hier, sous le vocable de mission civilisatrice et, aujourd’hui, dissimulé sous celui du messianisme démocratique. Hypocrisie civilisatrice, hypocrisie démocratique ; fourberie toute aussi fascisante ; fourberie plus terrifiante car disposant de moyens de contrôle, de manipulation, de propagande plus subtils, plus efficaces. Permis de bombarder donc, permis de tuer, permis de nouveau de soumettre, d’asservir, à feu et à sang. Répétition de l’histoire ; bégaiement de l’histoire. Voilà où nous en sommes en cette onzième année du siècle XXI!
Un jour viendra sans doute, et on réalisera la sauvagerie de ce temps, ce temps glorifiant l’abjection humaine comme une entreprise humanitaire; on se rendra compte de l’ampleur des crimes commis au nom de la démocratie, crimes commis en Côte d’Ivoire, crimes commis en Lybie, crimes commis demain ailleurs. On réalisera l’effroyable horreur de cette nouvelle barbarie et l’envergure du mensonge ; on réalisera qu’on nous a bernés, mystifiés et que tout compte fait le mystère n’était pas si insondable que ça, qu’il ne s’agissait ni en Côte d’Ivoire ni en Lybie, ni demain ailleurs de restauration d’une quelconque démocratie mais de guerre de bourse et de cabinet, de guerre économique, de cannibalisme économique, de concessions pétrolières et minières, de plantations de cacao et de café, de spéculations marchandes, de banques, de zones et de fonds monétaires… L’argent. Voilà le fond de l’affaire. La loi de la reproduction de l’argent.
Et cette loi-là, tel un monstre à la gueule insatiable, est d’une férocité, d’une voracité enragée, déshumanisée, deshumanisante ; elle est d’une gloutonnerie frénétique, jamais rassasiée, toujours requérante, toujours exigeant, avec becs et bombes s’il le faut, de nouvelles têtes, de nouvelles mains, de nouveaux sacrifices humains, de nouveaux pays à déchiqueter, à dévorer: encore du pétrole, encore des galeries d’or, encore des mines de diamants, encore du cuivre, de l’uranium, encore et encore du cacao, des terres, des forets…
Le smoking démocratique impeccable, les élégances magnanimes, habillée du visage de la liberté qu’elle emprisonne ; cette loi-là lie ensemble la rapacité sans scrupules, la négation de la pluralité de la planète et la force libérée de toute légalité, dans un sinistre mensonge nommé selon les temps, mission civilisatrice ou odyssée démocratique. Odyssée démocratique, cette nouvelle illusion totalitaire, cette chimère fanatique, qui salue, d’une main, les hommes, tous les hommes comme des frères et qui tue, avec l’autre main, dans un même élan universalisant, qui tue de mille façons, qui massacre de mille bombardements les Ivoiriens, les Libyens et demain d’autres hommes ailleurs. Sans aucun état d’âme.
C’est ainsi chaque temps génère son fascisme. Et l’odyssée démocratique a tout d’un fascisme, du fascisme: c’est-à-dire cette culture de la destruction, cette volonté de fonder le monde sur le socle d’une idée absolutisée qui se veut histoire finie, histoire terminée ; c’est-à-dire ce culte du mensonge, du mensonge institutionnalisé consacrant la corruption des mots, consacrant la perversion du sens des mots ; c’est-à-dire cette vision du monde hiérarchisant les hommes, divisant les hommes en deux catégories : les élus, les éclairés, les détenteurs exclusifs de l’être homme et les autres ; les autres, ce troupeau des autres ; ces autres condamnés au servage, désignés pour l’esclavage.
L’odyssée démocratique actuelle est un nouveau fascisme ; un nouveau fascisme qui affirme sans ambages, qu’il y aurait des démocraties pures, intrinsèquement supérieures et ayant une vocation naturelle, presque biologique, à diriger le monde, à généraliser partout la démocratie du semblable; elle est ce fascisme qui manipule et reconstruit la figure du dictateur au gré de ses intérêts, selon un discours à géométrie variable. Et voilà un jour Kadhafi accueilli – le tapis rouge déroulé - comme un respectable chef d’Etat à Paris et, voilà le même Kadhafi, quelques mois plus tard, accusé de tous les maux du monde. Accusé de bombardement de son propre peuple. Fait jamais prouvé, fait démenti par de nombreux témoins, dont Yves Bonnet, ancien directeur de la DST, le contre-espionnage français et actuel Président du CIRET, Centre international de recherches et d’études sur le terrorisme : « Nous avons un certain nombre d’éléments précis, donc de contre-vérités, pour ne pas dire des mensonges, qui ont été énoncées en particulier par Al-Jazzera. Par exemple l’assertion selon laquelle Kadhafi bombardait sa propre population. Nous avons constaté nous-mêmes à Tripoli que c’était totalement faux. Alors, accuser un dirigeant politique de bombarder sa propre population c’est une accusation extrêmement grave, surtout quand la justification de l’intervention internationale c’est la protection des populations civiles. »
L’odyssée démocratique actuelle est fascisme parce qu’elle accuse pour légitimer l’agression. Elle fait commerce, elle fait négoce de pétrole, de cacao, d’avions de combat avec tel ou tel pouvoir ; puis un matin, elle se réveille, le lâche sec et dit, solennellement, toute honte bue : « Je te déclare, je te condamne, sans pourvoi ni recours, dictature et objet de haine ; et puisqu’il en est ainsi je te bombarde quand je veux. Pour le bien de ton peuple et pour le bien de l’humanité évidement. »
L’odyssée démocratique, cette geste politique qui glorifie l’anéantissement, la destruction, la culture de la destruction, la culture des bombardements comme lieu commun devant régir les relations internationales, est un fascisme qui porte dans ses entrailles la nostalgie des fureurs anciennes, le cauchemar et le chemin des fureurs d’hier. Les chemins notamment d’un Mussolini sur les routes d’Ethiopie. Qu’on se souvienne : en l’an 1936, le Duce Mussolini bombarde, bombarde, bombarde l’Ethiopie. Et le 5 mai, le visage enivré par la victoire, Mussolini célèbre la renaissance de l’Empire romain, persuadé que l’occupation de l’Ethiopie est fin ultime de l’histoire. Mais voilà : l’Ethiopie mise à genoux par les bombes italiennes, ne cède pas. On ne cède pas devant l’oppression ; on ne plie pas devant l’occupation. On résiste. L’Ethiopie refuse donc d’abdiquer.
Et le 30 juin 1936, le Négus, Hailé Sélassié, ayant échappé aux bombardements de Mussolini, fait le voyage de Genève pour plaider la cause de son peuple. « J’ai décidé, dit-il, de venir en personne, témoin du crime commis à l’encontre de mon peuple, afin de donner à l’Europe un avertissement face au destin qui l’attend, si elle s’incline aujourd’hui devant les actes accomplis. C’est la sécurité collective ; c’est l’existence même de la Société des Nations ; c’est la confiance que chaque Etat place dans les traités internationaux ; c’est la valeur des promesses faires aux petits Etats que leur intégrité et leur indépendance seront préservées ; c’est le choix entre d’un côté le principe de l’égalité entre nations, et de l’autre celui de l’acceptation de leur vassalité ; en un mot c’est la moralité internationale qui est en jeu. Je déclare à la face du monde entier que l’Empereur, le gouvernement, et le peuple d’Ethiopie ne s’inclineront pas devant la force ; qu’ils maintiennent leur revendication d’utiliser tous les moyens en leur pouvoir afin d’assurer le triomphe de leurs droits. »
Cinq ans plus tard ; cinq ans, jour après jour, après les bombardements mussoliniens, Hailé Sélassié retrouve sa terre, de nouveau libre. Sur le balcon du Palazzo Venezzia, Mussolini, le regard toujours tourné vers l’Ethiopie, est inconsolable ; il gesticule, éructe, parle encore avec ses muscles: « Je sais que des millions et des millions d’Italiens souffrent d’un mal indéfinissable et qui s’appelle le mal de l’Afrique. Pour le guérir, il n’y a qu’un moyen, retourner là-bas. Et nous y retournerons ». On connait la suite. Mussolini a commencé sa carrière de tyran en bombardant l’Ethiopie, avant de poursuivre son parcours de massacreur en tyrannisant et en broyant ses compatriotes. Car il en est ainsi de cette outrecuidante conviction de la supériorité d’un pouvoir sur un autre, d’une nation sur une autre : elle est toujours porteuse en soi des germes de la barbarie totale. Tout pouvoir qui s’amuse à détruire d’autres pouvoirs, au gré de ses intérêts, s’ensauvage fatalement ; toute société humaine qui brutalise, qui s’emploie à déshumaniser d’autres sociétés, se déshumanise, se bestialise inévitablement, indubitablement.
Légitimer donc l’agression commise contre la Côte d’Ivoire, excuser les bombardements de Tripoli, c’est tout simplement légitimer les crimes à la chaîne ; c’est admettre l’enfer, non seulement là-bas mais aussi ici et ailleurs, demain. C’est absoudre, accepter la réduction de certains pays au statut de chose, de viande, de chair à abattre, à dépecer, à dépiauter, à sectionner, à déchiqueter, à maltraiter, à dévorer, à partager entre puissances du jour. C’est revenir à la loi de la jungle qui ne reconnait que le droit du plus fort, qui ne sanctifie que la férocité; c’est cautionner, acquitter la restauration coloniale, la récidive coloniale; c’est consacrer le retour aux mauvais penchants, aux passions meurtrières des anciennes puissances coloniales ; c’est admettre la violence impériale comme une pratique somme toute banale, ordinaire; c’est renoncer à notre propre humanité à tous. Car le fascisme, tout fascisme, même quand il s’autoproclame odyssée démocratique, constitue un attentat contre l’humanité de tous les hommes. Un attentat qui doit être combattu, que chacun est tenu, devant sa propre conscience d’homme, de combattre.
L’attentisme, l’indifférence muette ne saurait plus être de mise : devoir d’engagement humain. Il s’agit au nom du respect de l’égale dignité de tous les hommes de desserrer le carcan de ce nouveau fascisme, le carcan de cette ombre menaçante, cette ombre de fureurs et de crimes ; cette ombre de prédation sans frontières. Qu’il ne soit plus permis à ces anciens-nouveaux prédateurs de se retrouver seuls à seul, dans un huis-clos mortel, avec leur proie à déchiqueter ; que la solitude ne soit plus le destin des pays sélectionnés, ajustés pour subir le fer, le feu et le tonnerre ; et que l’essentiel soit rappelé de nouveau: la sauvagerie des bombes ne saurait fonder une quelconque démocratie ; que l’essentiel soit de nouveau proclamé, affirmé : la démocratie n’est ni cette célébration, cette glorification imbibée de mémoire coloniale de la violence sadique des plus forts sur les plus faibles, ni cette license de domination des pays puissants sur les plus faibles ni cet écrasement du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes à coups de bombes; la démocratie est droit à la parole pour tous, droit à l’invention de soi pour tous, droit à être soi pour tous, droit à décider pour soi pour tous. En toutes libertés.
Par David Gakunzi
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